René Guénon, vérité ou erreur ?
René Guénon, ésotériste français de la première moitié du vingtième siècle, a été une véritable révolution, peut-être pas dans l’ésotérisme, ce serait franchement exagéré, mais tout au moins dans ce qu’on appelle l’ésotérologie, c’est-à-dire l’étude des ésotérismes. Ses interprétations et ses visions tout à fait nouvelles ont bouleversé beaucoup de choses, et il est impossible, après avoir lu son œuvre, d’y être indifférent. On est soit pour, soit contre. Soit devant, soit derrière. Il y a toute une foule de « Guénoniens » convaincus, et de l’autre côté toute une foule de gens absolument opposés à ses thèses. Personnellement, lors des premières lectures, j’ai d’abord été très enthousiaste. Et puis, au fil des livres, j’ai eu l’impression que quelque chose ne tournait pas rond, sans trop savoir quoi exactement… Aujourd’hui, si j’écris cet article, c’est pour énoncer les points qui, à mon modeste avis, ne sont pas très clairs dans son « système » (bien que Guénon se défende d’avoir inventé un quelconque système, on ne peut nier que ça y ressemble fortement !)
Mais tout d’abord, que ceci soit bien clair, il n’est pas question ici de tout critiquer en bloc, bien au contraire, il serait vraiment stupide de ne pas reconnaître en René Guénon un homme d’une très haute intelligence. Pour commencer, il possédait le don des langues. Et par « don des langues », il ne s’agit pas de ce simple savoir technique qui consiste à traduire littéralement un texte, mais plutôt la faculté de percer le sens profond d’un texte sacré. Il excellait aussi dans la science des symboles, il savait établir des parallèles, révéler des analogies, dresser des correspondances, et certains de ses ouvrages (notamment Le Symbolisme de la Croix et Symboles de la science sacrée) sont véritablement des « outils à penser ésotériquement ». Le tout servi par un remarquable esprit de synthèse et une culture hors du commun. De plus, nous ne pouvons que partager certains de ses « combats », en particulier pour tout ce qui concerne le danger des pratiques occultes et de nombreux courants néo-spiritualistes, sans parler de la confiance aveugle en la science moderne. Il ne faut pas oublier non plus que son Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues fut le premier ouvrage véritablement éclairé sur le sujet écrit par un Occidental. Tout ceci est indéniable.
Je ne vais pas procéder point par point, une telle méthode analytique serait tout à fait contraire à l’esprit de Guénon. Je vais donc plutôt partir de son idée centrale, celle qui est en quelque sorte à la base de tous ses raisonnements, et suivre les différentes ramifications auxquelles elle donne naissance.
L’idée centrale de René Guénon, celle qui est posée comme postulat (car c’en est un, ne lui en déplaise), c’est l’existence d’une Tradition primordiale, celle d‘une antique civilisation. En effet, partant du constat que tous les enseignements traditionnels (hindouisme, druidisme, kabbale, etc) présentent un noyau commun, Guénon en déduit qu’ils dérivent tous d’une même source plus ancienne. Pourquoi pas, mais là où ça devient plus ou moins grossier, c’est que pour Guénon, cette Tradition était nécessairement celle d’une véritable civilisation ayant existé dans un passé reculé, et qui n’aurait pas laissé de traces physiques. Et il la cite : Hyperborée (le continent nordique de la mythologie grecque) (laissons de côté l’Atlantide, qui pour lui est une civilisation secondaire). Oui, pourquoi pas… mais pourquoi Hyperborée ne serait-elle pas un symbole ? René Guénon sait très bien que le Nord symbolise l’Esprit, l’élévation, il est donc tout à fait surprenant qu’il ne lui soit pas venu à l’idée qu’Hyperborée et Atlantide ne soient que des symboles, ceux du centre suprême, du point vers lequel doit s’orienter la pulsion. Mais passe encore, ceci n’est finalement qu’un détail, contrairement à tout ce qui va suivre.
Alors, pour Guénon, la science initiatique est écrite, et il n’y a plus qu’à la lire… et la comprendre. Guénon se pose donc comme un simple « lecteur » de la Tradition… ce dont il se sert hélas comme excuse pour prévenir toute critique. En effet, toute son argumentation repose là-dessus. C’est comme s’il disait : Je lis les textes sacrés, et je vous les explique, car je les comprends, et si vous n’êtes pas d’accord avec moi, c’est que vous n’êtes pas d’accord avec les textes sacrés, et donc pas qualifié pour étudier la science initiatique. C’est très pernicieux ! Dès le départ, Guénon se protège donc de toute critique à son égard, sous prétexte qu’il ne fait que « traduire » en langage vulgaire les vérités contenues dans les textes sacrés. D’ailleurs, il ne ménage guère tous ceux qui osent le critiquer, les taxant d’ « incompétence » ou d’ « aveuglement intellectuel ». Pourtant, toutes ses explications ne sont finalement que ses propres interprétations des textes sacrés. Il est bel et bien question de « point de vue » dans son œuvre, et il faut vraiment faire preuve de beaucoup de prétention pour affirmer être le seul à y voir clair dans des textes aussi difficilement pénétrables que le sont les Védas ou le Zohar.
Ensuite, toujours en partant du postulat selon lequel il a existé autrefois une haute civilisation, on arrive forcément à la conclusion que l’humanité ne progresse pas… mais régresse. Hyperborée, c’était l’âge d’or. Atlantide, c’était l’âge d’argent (ou de bronze). Et aujourd’hui, eh bien c’est l’âge de fer, le dernier, et la chute se poursuit encore. Là encore, je dis pourquoi pas… mais tout dépend sur quel critère on se base pour parler de progression ou de régression. Il va de soi qu’il ne peut absolument pas être question de l’évolution technique, qui est tout à fait dérisoire et secondaire, et sur ce point je le rejoins complètement. Cependant, pour Guénon, le seul critère en quelque sorte est le lien qui unit l’individu au sacré. De ce point de vue, c’est indéniable : l’humanité est en chute libre, puisqu'autrefois tout, absolument tout, dans la vie des hommes, possédait une dimension religieuse et sacrée, et qu'aujourd’hui ce n’est plus du tout le cas, même chez ceux qui se disent croyants. Mais ce que l‘on peut remarquer, en observant la marche du monde depuis quelques siècles, et même quelques millénaires, c’est que l’individu va vers une connaissance de plus en plus approfondie de lui-même. Il se découvre, il s’explore, il prend conscience de ses facultés. Je sais bien que pour Guénon, cette prise de conscience est sans aucune valeur. Et pourtant, elle est nécessaire. Le jour où l’homme aura pris pleinement conscience de ses facultés les plus « basses » et les plus « matérielles », alors il pourra retourner vers le divin. Il y sera obligé, puisqu'un jour ou l’autre il arrivera à une impasse, ce qui ne sera pas sans douleur. Mais ce retour au divin annoncera une ère plus grande encore, car il sera sincère… contrairement à ce qu’il fut dans le passé. Car René Guénon n’aurait pas pu nier que le lien qui pendant des millénaires a uni l’homme au sacré n’était pas un lien purement factice et sans aucune intellectualité. Il suffit de regarder le Moyen-âge (qui pour Guénon fut une période de renouveau) pour s’apercevoir que la quasi-totalité des gens croyait en Dieu sans rien connaître du tout à la science initiatique. C’était une simple croyance aveugle, sans aucun fondement solide.
Alors bien sûr, un Guénonien répondra que l’homme du peuple, le vulgaire, n’a nullement besoin de savoir quoique ce soit à la science sacrée. Que tout ceci est réservé à une élite. Et c’est là encore un point de vue très fâcheux. Bien évidemment, très peu de gens sont prêts pour les « Grands mystères », et seule une toute petite portion de l’humanité peut accéder aux vérités ultimes. Cela n’empêche pas qu’on peut au moins, sinon leur enseigner la science initiatique, tout au moins éviter de leur raconter des sornettes, ce qu’a fait l’Eglise pendant vingt siècles. Partir du postulat que les gens sont incapables intellectuellement de comprendre la science initiatique et en déduire qu’il est préférable de leur raconter toutes sortes d’absurdités, du moment qu’ils resteront reliés au sacré, eh bien non, on ne peut pas dire que ce soit une solution satisfaisante.
Une autre conséquence d’une telle conception de la marche du monde, c’est le rejet total de la démocratie. Pour Guénon, le seul système valable est une aristocratie au sens littéral, c’est-à-dire un pouvoir de l’élite. Bien sûr, on ne peut rien imaginer de mieux. Mais comment l’élite (la véritable élite, spirituelle) pourra-t-elle accéder au pouvoir, et surtout être écoutée par le peuple, si ce n’est pas le peuple lui-même qui la désigne ? Alors bien sûr, l’aristocratie est le meilleur des systèmes, mais la démocratie est une étape obligatoire pour y accéder, jusqu’au jour où l’humanité sera suffisamment évoluée (nous reparlerons de l’idée d’évolution un peu plus loin) pour reconnaître qui est véritablement le mieux qualifié pour la diriger. De plus, quand René Guénon prône le système médiéval (clergé, noblesse, tiers-états, cerfs), ou le système des castes en Inde, nous ne pouvons pas le prendre au sérieux une seule seconde… Dans tous ces systèmes, le pouvoir (temporel, et même spirituel dans le système des castes) se transmet de père en fils… il est donc tout à fait ridicule de parler d’élite, et donc d’aristocratie.
Depuis le début, j’ai exprimé plusieurs fois quelque chose qui pourrait ressembler à une « opinion personnelle ». Voila encore une chose qui ferait sursauter un bon guénonien. En effet, pour Guénon, il est hors de question de parler d’opinion ou de point de vue. Pour lui, et il a raison, la métaphysique est une affaire de pure intellectualité, et en aucun cas la sentimentalité ne doit entrer en jeu. Car une opinion, finalement, est une affaire de sentimentalité. Je veux bien, mais pourquoi la science initiatique se résumerait-elle à la métaphysique ? Tous les enseignements sont d’accord pour dire que l’homme est constitué de divers corps, dont un (ou plusieurs) sont des corps faits de sentimentalité. Comment peut-on nier une telle vérité ? Jésus (dont Guénon admet que l‘enseignement était orthodoxe), n’a-t-il pas insisté sur l’amour ? L’amour n’est-il pas un sentiment ? Non, pour Guénon, ce genre de considérations n’a rien à faire avec la science sacrée. Guénon rejette l’idée que le disciple puisse chercher, explorer, découvrir. Non, pour Guénon, tout est écrit, et il y a juste à lire et comprendre. Ce qui l’amène, d’ailleurs, à ridiculiser toutes formes de mysticisme.
Mais revenons à la question de l’évolution. Guénon ne veut absolument pas entendre parler d’évolution. Pour lui c’est un fait : l’humanité régresse. L’humain n’a pas besoin de s’améliorer, pas besoin d’évoluer. Il est comme il est, point final. Parce que selon lui, l’idée d’une amélioration serait forcément liée aux concepts de bien et de mal, et toujours selon lui, de tels concepts font partie de la morale, qui est elle-même une forme de sentimentalité. Oui, libre à lui de rattacher systématiquement le bien et le mal à la morale. Pourtant, on peut aussi dire que le Bien, c’Est-ce qui concourt à l’harmonie, tandis que le Mal, c’Est-ce qui concourt au désordre (pas seulement dans le monde physique bien sûr, mais à tous les degrés de la manifestation). Et ici, ce n’est donc plus du tout une question de sentimentalité. J’ose donc croire que la tendance qui pousse un homme à s’améliorer, à évoluer, n’est pas une simple affaire de sentimentalité ni de morale. Au contraire, j’ose croire qu’elle est inhérente à chaque individu, et que c’est même l’unique raison d’être. Non seulement au niveau de l’individu, mais aussi au niveau de l’humanité toute entière.
Il est vraiment curieux d’observer à quel point Guénon s’acharne, en effet, à dénigrer tout ce qui est humain, ou plus précisément individuel, en opposions avec tout ce qui est supra-individuel. C’est pourtant un fait difficilement contestable, et admis par les tous les enseignements, que l’être humain est fait de deux natures, l’une étant l’image de l’autre, l’une étant ce qu’on peut appeler l’Individualité, et l’autre la supra-individualité. C’est l’une des significations du sceau de Salomon, pourtant maintes fois étudié par Guénon. L’être humain peut, et doit, composer avec les deux. L’idée de René Guénon, pourtant, est d’atrophier purement et simplement l’individualité. Tout ceci est parfaitement valable pour un être qui ne se soucie aucunement d’évolution, et donc parfaitement valable pour René Guénon. Mais pour le disciple en quête de lumière, c’est une vision non seulement erronée, mais qui mène droit à l‘échec. Ceci étant dit, on comprend aisément pourquoi René Guénon condamne avec tant de hargne tout ce qui tend à développer, même dans un esprit de recherche spirituelle, l’individualité, par exemple l’Humanisme du début Renaissance, ou encore la philosophie des Lumières, sans parler bien évidemment du courant romantique du XIX° siècle.
On peut maintenant en venir à la thèse de la réincarnation, qui fit tant de mécontents quand Guénon la taxa de « pure invention des courants néo-spiritualistes du XIX° siècle ». Selon Guénon, la réincarnation est une impossibilité métaphysique, puisqu’elle supposerait qu’un corps puisse repasser plusieurs fois par le même état. Personnellement, j’éviterai de donner mon opinion sur le sujet, car la réincarnation n’est pas pour moi une évidence. Je voudrais simplement relever qu’il n’a jamais été question, chez les partisans « sérieux » de la thèse réincarnationniste, de repasser deux fois de suite par le même état. Mais encore une fois, René Guénon rejetant systématiquement toute notion d’évolution, ceci ne peut pas être compatible avec ses conceptions. Quant à l’idée de justice, René Guénon s’en moque avec une ironie presque condescendante, expliquant encore une fois que les injustices vis-à-vis de telles ou telles individualités constituent toutes ensemble l’harmonie totale… Reste à savoir de quelle totalité il parle... ne faut-il prendre en compte que l’humanité dans son ensemble ?
Nous pouvons arrêter ici ce petit tour d’horizon. Les thèmes abordés par Guénon sont innombrables, et il serait peut-être bon d’étudier ce qu’il dit à propos de la science moderne, ou à propos des arts, mais ce serait entrer dans des détails très secondaires, par rapport aux idées centrales que sont 1/ La tradition primordiale 2/ L’involution de l’humanité 3/ le mépris de l’individualité.
Encore une fois, ce petit article était tout à fait personnel, et je reste ouverte à toutes critiques et suggestions, et même à tout éclaircissement au cas où j’aurais éventuellement mal compris, ou pas compris du tout, tel ou tel point de la pensée de René Guénon.